70 ans après la "Nuit de Cristal",
voici le précieux témoignage de Paul Schaffer
à l'UNESCO.
- "Etant, en France, l’un des rares témoins du pogrome de novembre 1938, appelé cyniquement « Nuit de Cristal ». Cette dénomination évoque plutôt la pureté du cristal pouvant donner à penser qu’il s’agit de la célébration d’une nuit de fête, alors que c’est aux débris des vitrines jonchant le sol, qu’on doit cet euphémisme. Permettez-moi de rappeler ici, ce que j’ai vécu à l’âge de 14 ans à Vienne, ma ville natale, et évoquer l’ambiance qui régnait durant ces journées horribles.
C’est avec une incroyable brutalité que fut déclenchée dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938 une agression sauvage, sans aucune retenue, un déchaînement d’une haine sans bornes, contre les Juifs, leurs biens et leurs lieux de culte. Déchaînement prémédité et organisé. D’une façon mensongère, les autorités déclarèrent que cette manifestation était une « réaction spontanée de la population » à la suite de la tentative d’assassinat par le jeune Herschel Grynspan, d’un secrétaire d’ambassade d’Allemagne à Paris.
En réalité, ce sont les troupes des SA nazis, à qui l’ordre fut donné d’agir en vêtements civils, la Gestapo, la jeunesse hitlérienne, avec le concours de la police, qui ont provoqué une véritable terreur au sein de la communauté.
Tout leur a été permis, les nazis pouvaient disposer de nous comme bon leur semblait et aucune exaction commise alors, n’a fait l’objet de poursuite.
Nous connaissions bien sûr les mesures législatives anti-juives en vigueur depuis 1933 en Allemagne, accompagnées du boycott des magasins juifs, d’autodafés d’ouvrages écrit par des juifs et les lois raciales de Nuremberg de septembre 1935.
Dès l’annexion de l’Autriche en mars 1938, nous avons eu à subir de multiples humiliations, des expropriations et des arrestations. Cette nuit mémorable atteignait le sommet de l’horreur, elle était le résultat d’une propagande forcenée, s’ajoutant à la longue liste des crimes nazis.
Ce pogrome, que l’on pourrait croire d’un autre temps, avait pour objectif d’accélérer l’émigration juive, afin de rendre le « Reich » plus rapidement « JUDENREIN » c’est à dire sans aucune présence juive.
L’échec de la conférence d’Evian qui réunissait 32 pays démocratiques quelques mois auparavant, en juillet 1938, avait déjà signé d’une triste manière l’abandon des Juifs aux mains des nazis. Au point qu’un de leurs journaux se permettait de titrer peu après: « Nous avons des Juifs à vendre, personne n’en veut »….
La « Nuit de Cristal » signifia clairement l’impossibilité pour les Juifs de continuer à vivre, comme citoyen de droit, en Allemagne et en Autriche annexée.
L’année 1938 est un tournant dans le comportement nazi. Ribbentrop déclare : « 1938 est l’année de notre destin… elle nous a permis de réaliser l’idée de la grande Allemagne en même temps qu’elle nous rapprochait de la solution du problème Juif »
Oui, cette nuit représente une tache noire dans l’histoire allemande. Elle a certainement fait naître dans l’esprit de certains nazis l’idée d’éradiquer les Juifs d’une façon plus brutale. L’enseignement de la haine mortelle contre les Juifs était pratiqué dans toutes les écoles, dans les réunions du parti, mais également dans des expositions anti-juives que la population était obligée de visiter.
On peut, sans aucun doute, considérer ce pogrome comme le prélude à la Shoah."
Première page du Figaro (DR).
- "Tôt le matin du 10 novembre, nous avons été arrachés à notre sommeil, surpris par la brutale arrestation de mon père. Sans en connaître ni le motif ni ce qu’il était advenu de lui, ma sœur et moi allions en fin de matinée d’un commissariat à un autre pour tenter de le retrouver et pour connaître le sort qui lui avait été réservé. Accueillis par le salut de « Heil Hitler » et des sourires narquois, sans recevoir ni explication ni renseignement, nous pouvions seulement constater une activité fébrile dans ces lieux. En effet, des milliers de Juifs avaient été arrêtés, nombreux parmi eux furent assassinés et d’autres se suicidèrent.
En parcourant, avec une grande frayeur, les rues de notre quartier, nous avons rencontré des voisines affolées, qui étaient dans une situation identique à la nôtre : à la recherche qui d’un mari, qui d’un fils.
Mon père a été relâché sans explications quelques jours plus tard.
Les vitres brisées des magasins juifs jonchaient le trottoir et une synagogue proche, était en flamme, comme d’ailleurs plusieurs centaines d’autres à travers toute l’Allemagne. En voyant l’autodafé des livres, comment ne pas penser à cette phrase écrite en 1821 par Henri Heine :
« Là où on brûle des livres on finit par brûler des hommes ».
Cette prédiction, je l’ai douloureusement vu se réaliser quelques années plus tard, à Auschwitz, où je suis resté durant trois années.
Les dégâts provoqués durant la « Nuit de cristal » ont été effrontément attribués aux Juifs, à qui, pour les réparer et en compensation, une amende de un milliard de Reichsmark fut imposée. Il était interdit aux compagnies d’assurance de dédommager les victimes.
Contrairement à toute attente, la population n’a pas manifesté la moindre désapprobation et la condamnation des pays démocratiques fut incroyablement modérée.
Après ces événements tragiques, nous nous trouvions pris dans un piège inextricable : nous devions absolument quitter notre pays, notre ville et notre foyer. Mais aucun pays - qu’il fut proche ou lointain - ne voulait nous accueillir.
Se rendant compte que le retour à la vie normale était impossible, mes parents ont décidé quelques jours plus tard (plus exactement le 27 novembre, jour de mon anniversaire) de fermer simplement la porte de notre appartement. Avec l’argent qu’il nous a été interdit d’emporter, la famille fut habillée de neuf. Il ne nous restait en poche que les quelques dollars que nous étions autorisés de garder.
C’est donc sans aucun bagage que nous nous sommes rendus à la frontière belge, pour traverser illégalement à pied la forêt qui nous séparait de la Belgique.
Pour une courte période, nous avons retrouvé là-bas un peu de tranquillité.
Après cette « nuit de massacre », l’idée de se débarrasser des Juifs par des moyens drastiques fut annoncée et mise en œuvre dès janvier 1939, dans un discours au Reichstag prononcé par Hitler. Cela a abouti à la décision, prise à Wannsee en janvier 1942, de mettre en place la « Solution finale à la question juive », encore un abominable euphémisme qui désignait l’extermination des Juifs d’Europe.
Nous connaissons la suite tragique…..
Les pays démocratiques de l’époque, bien qu’avertis très tôt de la situation des Juifs et des autres minorités, par des hommes comme Raymond Aron, l’Abbé René Naurois, qui était à Berlin de 1935 à 1939, pour ne citer que ces deux, sont restés muets, ce qui, de concession en concession, les a menés à la guerre. La non-tolérance et la ferme condamnation de la « Nuit de Cristal » aurait certainement sauvé leur honneur et peut-être changé le cours de l’histoire.
Témoin de cette époque, je ne peux, aujourd’hui et plus que tout autre, rester indifférent aux événements qui se déroulent sous nos yeux. Je ne peux m’empêcher de les juger à la lumière de mon expérience.
S’il y a soixante-dix ans, l’indifférence et l’inaction ont rendu possible la mise en route d’un engrenage de haine et de mort, il est aujourd’hui de la responsabilité des hommes et des femmes au pouvoir, de bien mesurer les conséquences de leur tolérance, de leurs tiédeurs, voire de leur abandon, devant les menaces diverses, trop souvent proférées, et ce jusque dans l’enceinte de l’ONU ou d’autres organismes internationaux.
Ainsi, pour ne prendre qu’un seul exemple, l’absence d’action énergique contre les pays qui utilisent les livres scolaires pour enseigner la haine envers telle ou telle population, est intolérable. Car c’est par le biais de l’éducation que les dictatures sèment les ferments du ressentiment, de l’intolérance, la haine et sur ce terreau malsain, fleurissent les massacres et la mort.
Pour conclure, je voudrais vous faire part de mon souhait :
Que les événements majeurs qui, entre 1933 et 1945, ont marqué de façon indélébile la civilisation occidentale, restent ancrés dans les mémoires et servent de leçon aux générations actuelles et futures. Puissions-nous retenir que :
« L’intelligence sans mémoire est comme une forteresse sans rempart ! ». "
"Nuit de Cristal", incendie de la synagogue de Francfort (DR).
Paul Schaffer a développé ce témoignage direct lors du Séminaire :
"Afin de tirer des leçons de l’Holocauste",
sous le titre :
"1939-2008 – La « nuit de cristal » soixante-dix ans plus tard."
à l'UNESCO (8 novembre 2008).
NB :
- Notre gratitude à Viviane Saül pour son apport précieux à cette page.
- Depuis janvier 2009, Paul Schaffer assume la Présidence du Comité Français pour Yad Vashem. Rescapé d'Auschwitz, il ne cesse depuis d'approfondir un authentique travail de mémoire. Celui-ci repose non seulement sur son expérience personnelle mais sur un humanisme qui est la plus lumineuse des réponses à tout racisme, à tout révisionnisme.
La Présidence du Comité s'inscrit dans la ligne droite de ce travail sans cesse renouvelé de mémoire. En acceptant ainsi de nouvelles responsabilités, Paul Schaffer se sait entouré à la fois de respect, de gratitude et de dévouements.
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