vendredi 30 janvier 2009

P. 105. "Ceux qui ne dormaient pas."


Présentation de l’Editeur :

- "Ce livre est le journal intime tenu par l’auteur (1909-1987) depuis l’arrestation par la Gestapo de son mari, résistant juif, jusqu’à l’évasion de celui-ci du wagon qui l’emmenait, lui et ses camarades, à Auschwitz ; autrement dit du 18 juillet au 24 août 1944.
Elle confie à son journal ses inquiétudes d’abord, l’amour immense qui la lie à son mari pour qui elle craint les tortures et la mort ; mais elle raconte aussi le quotidien d’une femme de la bourgeoisie juive française, très assimilée, très cultivée, dont l’enfance s’est déroulée dans les beaux quartiers de Paris et qui découvre avec la guerre qu’être française juive ce n’est pas tout à fait la même chose qu’être française non-juive. Dans ce Paris de la Libération – juste avant, juste après –, elle erre, cherchant refuge ici et là avec sa fille d’une dizaine d’années ; retrouvant des camarades du même réseau, se souvenant de la vie « d’avant », avant la déchirure de la guerre.

Après la guerre, Jacqueline Mesnil-Amar a publié dans le Bulletin du service central des déportés israélites quelques articles sur la déportation, dont un sur les enfants, assurément le plus poignant. Ils sont repris ici.
Ce qui frappe dans ce livre, c’est l’extraordinaire qualité d’écriture au service d’une émotion toujours retenue, mais constante ; c’est la force d’un style à nul autre pareil, qui prend le lecteur dès les premiers mots.
Ce livre a paru en 1957 aux éditions de Minuit, trop tôt sans doute, à une époque où tout le monde était désireux de tourner la page. Il reparaît ici inchangé."

Pierre Assouline :

- "Jacqueline Mesnil-Amar n'avait peut-être qu'un seul livre à écrire. Nous n'en saurons jamais rien. Mais réjouissons-nous que son seul livre soit celui-là.
Parfois, un seul livre suffit à rendre un auteur inoubliable pour ses lecteurs. Il s'ouvre sur la soirée du 18 juillet 1944. On se bat en Normandie, dans les maquis du Vercors et de la Haute-Vienne. Ça sent la fin mais ce n'est pas la fin. André Amar n'est pas rentré de la nuit. Il est membre de l'Armée juive. Arrêté, il a été déporté par le dernier convoi quittant la France pour les camps. Direction : Buchenwald.
Ce livre est donc la chronique quotidienne de la séparation d'un couple, zébrée de souvenirs des jours heureux : ceux des maisons de vacances à Venise, Deauville, ou dans la villa Soledad du Pyla, qui s'inscrivent en pointillés au milieu du récit des démarches que fait l'auteur auprès de ceux qui savent déjà et de ceux qui peuvent encore.
Où est-il ? Que fait-il ? Comment survit-il ?
Trente-sept jours plus tard, André réapparaît devant Jacqueline qui ne savait rien.Avec une quinzaine d'autres, il s'est échappé du convoi à Morcourt, près de Saint-Quentin, malgré la garde SS.

Maints écrivains ont consigné leurs impressions au jour le jour dans les moments-clés de la Libération de Paris. Mais s'il fallait ranger sur une étagère de la bibliothèque celles de Jacqueline Mesnil-Amar, on lui ferait rejoindre Albert Camus, Jean Guéhenno et Léon Werth. Pas un mot de trop, rien de pesant, tout est à sa place."

Marianne Payot :

- "André, le normalien fondé de pouvoir de la banque familiale, est donc tombé dans un guet-apens, rue Erlanger. Il sera torturé par la Gestapo, rue de la Pompe, incarcéré à Fresnes, puis à Drancy, et, enfin, déporté dans le «dernier wagon», avec son ami César Chamay, héros de la Résistance, et un certain Marcel Bloch, constructeur d'avions.

Mais, pour l'heure, la jeune épouse et mère de la petite Sylvie ne sait rien. L'interminable attente ne fait que commencer. Tout comme l'angoisse, «si solitaire». Avec Sylvie, elle déménage pour la dixième fois, part se réfugier rue de Clichy, chez Nana, extraordinaire boutiquière, «princesse des coeurs» qui oeuvre depuis 1940 pour les évadés, les enfants, les juifs, les résistants... Elle hante les antichambres, tanne les «amis» bien placés, «prête à vendre son âme, sa vie» pour en savoir plus."
(TV5 MONDE)

Robert Solé :

- "Pendant la guerre, André Amar dirige la section parisienne d'un mouvement de résistance, l'Organisation juive de combat (OJC). Le 18 juillet 1944, avec plusieurs camarades, il tombe dans un guet-apens. Arrêté par la Gestapo, il est torturé, incarcéré à la prison de Fresnes, puis à Drancy, avant d'être jeté dans le dernier train en partance pour les camps.

Sa femme s'interroge avec angoisse sur son sort. Et elle le fait par écrit, au jour le jour, dans ses carnets. Trente-sept jours exactement : le temps que réapparaisse André, qui a réussi à s'évader du convoi de la mort.

"Chéri, où es-tu donc ? A quoi penses-tu dans ta cellule, si tu t'y trouves, en cette nuit profonde ? Est-ce que tu dors ?" Elle a fini par apprendre qu'il est détenu à Fresnes. Les questions se bousculent dans sa tête : "A-t-il bu ? A-t-il mangé ? Dort-il un peu pendant ces longues nuits fiévreuses de prison ? Va-t-on le... maltraiter ? Il y a des gens qui racontent ce qu'on leur fait, et comment on les reconduit dans leur cellule, dans quel état, dans quel état..."
(…) Jacqueline en est à son dixième refuge depuis le début de la guerre. Toute sa famille se cache, munie de faux papiers. Elle circule à Paris à vélo, note dans son journal de petits faits de la vie quotidienne : le marché noir, l'épicier-gangster, le manège des prostituées, hissées sur leurs cothurnes à semelles compensées, "les Parisiennes en robes d'été claires, très larges, comme on les porte cet été (car il y a une mode !)"...

(…) Paris est sur le point d'être libéré. Ce 23 août 1944, toutes les cloches sonnent. "Pourquoi les grandes joies sont-elles si tristes ? Pourquoi est-ce que je pleure ?", se demande la jeune femme.
Deux jours plus tard, on l'appelle avec de grands gestes : "Viens vite ! André s'est évadé." Elle s'arrête, pétrifiée. "Tout s'arrête en moi. Je ne puis bouger, je suis comme une statue de pierre. Je ne bougerai jamais plus..." Mais non, elle bouge, elle court, avec sa fillette dans les bras. Elle court vers l'homme de sa vie, dans Paris libéré. Elle peut enfin crier son nom, reprendre son identité, retrouver la France, "embrasser ses pavés"...
(Le Monde, 16 Janvier 2009).



Pour la libération de Paris, un livre qui témoigne avec la même intensité, la même authenticité que Camus et Guéhenno. (DR).

lundi 19 janvier 2009

P. 104. Partager les Mémoires de David Korn

Séparé pour toujours de sa Mère à Rivesaltes,
alors que son Père était à Buchenwald,
seuls des Justes l'ont sauvé...

David Korn (1) :

- "Mes parents habitaient rue de la Caserne à Bruxelles et mon père exerçait la profession de casquettier. Quand éclate la guerre, il est décidé de nous évacuer en France, ma mère et moi. Hélas, alors que nous avons pris le train, nous sommes arrêtés à la frontière française. Nous avons été ensuite enfermés dans deux camps successifs - dont Gurs - avant de nous retrouver derrière les barbelés de Rivesaltes. Né en avril 1936, mes souvenirs ne sont pas toujours précis quant à ce triste voyage. Il n'empêche que pendant de longues années, m'ont poursuivi des cauchemars avec des trains...
Nous sommes arrivés à Rivesaltes dans un état lamentable.Nous vivions dans des baraques insalubres, dans le froid et recevions peu de nourriture, juste assez pour ne pas crever. Les enfants allaient au refectoire, et je me souviens très bien que je cachais un peu de pain pour ma mère, dans ma culotte."
- "La seule photo de ma mère dont je dispose, est celle prise, miraculeusement, au camp de Rivesaltes le 19 novembre 1941, et qui m'a été remise aprés la guerre, par Mme Rosenberg qui était, comme ma mère et moi, internée dans ce cloaque. Je suppose que ce cliché - dont il est pour le moins curieux qu'il puisse avoir été pris dans de telles conditions -, le fut par un Républicain espagnol. Ces derniers nous avaient précédés dans ce "camp de la honte".

La copie de cette photo se trouve au musée de la Shoah, à Washington. Il suffit de taper sur GOOGLE : "David Korn with his mother".

J'ai eu la chance d'être évacué de ce camp, le 25 avril 1942, et pris en charge par l'OSE (2) et les EEIF (3) puis caché, à partir de 1943, dans une famille française, à Meylan, près de Grenoble, jusqu'à la fin de guerre.
Le déclic de mon sauvetage a été l'invasion de la Zone dite "libre" par les Allemands.
Quand les Allemands ont commencé à occuper le sud de la France, il a fallu évacuer et planquer les enfants dans des familles chrétiennes, des fermes, des orphelinats, des couvents etc... Certains ont réussi à se réfugier en Suisse, en Espagne. Mais ce n'était pas chose facile. Certains passeurs, aprés avoir reçu de l'argent, laissaient les familles dans la natures ou les dénoncaient carrément à la Gestapo. Heureusement, beaucoup ont fait preuve de courage et ont pris des risques énormes.

Tous, nous avons été drillés pendant des heures, car il fallait changer de nom, de date de naissance et certains devaient même se faire passer pour orphelins, et beaucoup l'étaient déjà sans le savoir.
J'ai reçu alors comme fausse identité celle de Daniel Chapon. On veillait alors à ce que les initiales de la nouvelle identité correspondent à celles d'origine. Donc D pour David puis pour Daniel. Par contre, difficile en Français de trouver un K comme Korn d'où le C de Chapon."


Groupe d'enfants à leur départ de Rivesaltes le 24 avril 1942. Sous l'étoile : David Korn (Arch. D. K., Mont. JEA / DR.

- "Nous étions quinze à quitter Rivesaltes, et je m'en souviens comme si c'était hier.
Nous sommes montés dans un camion ouvert, et ma mère me faisait des grands signes. C'était un moment pénible et j'avais l'impression d'être seul dans ce camion.

Sur la photo, je suis le troisième en partant de la gauche dans la rangée du haut, avec une petite casquette et le col de la capotte fermée jusqu'au cou.
Le cinquième, est un garçon d'origine Allemande, Bobichon (Milton Einhorn). Nous avons eu la chance d'avoir été pris en charge par les EIF et l'OSE. Que sont devenus les treize autres ? Je n'ose y penser.
Pendant le trajet qui devait me mener à Meylan, chez les gens qui avaient accepté de me cacher, la personne qui m'accompagnait, me demandait sans cesse :
Comment tu t'appelles, où est-tu né, d'où viens-tu ?
et il fallait que je réponde correctement sans hésiter.

En arrivant chez nos protecteurs, Monsieur André Burlon-Artaud, me demande gentiment :
Comment t'appelles-tu ?
J'étais tellement ému que d'une petite voix je lui ai répondu :
- David Korn.
Il me repose la question, car il n'avait pas entendu ma réponse, et d'une voix plus forte, je lui ai dit : - Daniel Chapon.
Souvent, en souriant il me demandait :
- Mais quel est ton nom ?
Et jamais il ne l'a su.

Ces gens étaient fantastiques avec nous, et nous considéraient comme leurs enfants. Il fallait une sacrée dose de courage pour faire ce qu'ils ont fait, car ils prenaient des risques considérables.
Je ne me souviens pas d'avoir eu faim à aucun moment.
Pour mes huit ans, j'ai reçu un cadeau d'anniversaire ; c'était un petit cheval en bois, sur des roulettes. Un cadeau à cette époque, c'était presque impensable. Chaque année depuis lors, je pense à ce cadeau!

Et puis, la libération est arrivée. La famille Burlon-Artaud est repartie à Grenoble et ils m'ont confié à la grand-mère, où je suis resté encore quelques temps. Finalement, une jeune femme est venue me rechercher et je me suis retrouvé à Moissac, chez les EIF. Nous étions en 1945. Mon père, survivant de Buchenwald, est venu me rechercher en septembre 1945, et nous sommes repartis en Belgique. C'est à cette époque que j'ai compris que ma mère ne reviendrait pas. Pour moi, la guerre n'était pas finie....Mais ceci est une autre histoire !

Je pensais souvent à ces braves gens qui m'avaient caché et protégé de la barbarie nazie. Ne connaissant que le prénom du fils et ne me souvenant plus du nom de ces gens, ni du nom de l'endroit, il m'a fallu des années de recherches.
Au mois de mars 2002, j'ai d'abord retrouvé Ralph, le garçon juif, de quatre ans mon aîné, qui était caché avec moi, et avec son aide, j'ai localisé plus de 80 "Burlon."
Aprés plusieurs essais, je suis tombé sur un Georges Burlon-Artaud. En m'excusant de le déranger, je lui ai demandé si par hasard il ne serait pas la personne que je cherchais, et il m'a répondu :
- Tu es Daniel Chapon...
Nous pleurions tous les deux. Il nous était impossible de parler. Le lendemain, un peu calmé, je lui ai dit combien j'étais triste de ne pas avoir eu la chance de revoir ses parents, qui malheureusement étaient décédés. Je n'oublierai jamais sa réponse :
- David, mes parents nous disaient toujours, "Ont-ils retrouvré leurs parents?".

Le 10 avril 2005, Le Comité Français pour Yad Vashem a organisé une cérémonie en hommage à nos sauveurs : André et Angèle Burlon-Artaud. Les médailles et diplômes de "Justes parmi les Nations" leurs ont été décernés, malheureusement à titre posthume.
Ralph et moi, nous considérons Georges Burlon-Artaud comme un frère !"

Photo prise en 1944 à Meylan. A gauche : Ralph Meier(Robert Manier). Au milieu : David Korn(Daniel Chapon). A droite : Georges Burlon-Artaud, le fils des Justes chez qui nous étions cachés. (Arch. D. Korn, DR).

- "Aprés des années de recherches, Bobichon et moi, nous nous sommes retrouvés l'année dernière, et il est venu des USA. Nous nous sommes ainsi retrouvés aprés plus de soixante trois ans. Nous sommes partis avec quelques anciens, faire un pélerinage à Moissac. Ce furent des moments trés intenses.

Sa mère et la mienne ont été déportées le 11 septembre 1942 (4), dans le même convoi, le n°31, et gazées à l'arrivée à Auschwitz, le 13 septembre 1942."


Même site à côté de la maison des Justes André et Angèle Burlon-Artaud. Mais en 2002. Toujours à gauche : Ralph Meier(Robert Manier). Au centre : David Korn (Daniel Chapon) et à gauche : Georges Burlon-Artaud.

Notes :

(1) Plus particulièrement dans le contexte de la Shoah, les historiens ne retrouvent comme traces des vies massacrées que des fiches, des papiers pelures, des formulaires de diverses administrations, des registres, parfois des courriers, plus rarement encore des photos.
Aussi la moindre rencontre, chaque écoute, tout travail de mémoire avec des rescapés représentent-ils des moments comment dire ? De... "grâce", si les lecteurs le comprennent. Et souvent ces moments se prolongent-ils, s'intensifient-ils...
A titre personnel et pour ne citer que quelques noms, il y a, il y aura toujours Eva Fastag, les Grün, les Hanegbi-Praport, les Helfer, Rachel Kamienker et toute sa famille, les Koganovitsch, Rob Kremer, Jacques Lévy, les Papierbuch, les Peretz, les Reicher, Maxime Steinberg, les Szuster, Martine van Coevorden...
Et David Korn. Qu'il soit remercié pour avoir, en toute confiance, confié à ce blog quelques parcelles de ses souvenirs.

(2) L'Oeuvre de Secours aux Enfants a été créée en 1912 à St-Pétersbourg pour les juifs défavorisés. Au cours de la Seconde guerre mondiale, l'OSE est très courageusement intervenue dans des camps pour tenter d'en sortir des enfants promis à la mort. Dès 1943, cette Oeuvre organisa un réseau clandestin qui arracha à la Shoah plus de 5.000 enfants.
A la libération, l'OSE assura de par surcroît la prise en charge de plus de 2.000 orphelins de parents victimes de l'antisémitisme.
Lire : Sabine Zeitoun, L'Oeuvre de Secours aux Enfants sous l'occupation en France, Ed. L'Harmattan, Paris, 2000, 221 p. (cliquer : ICI ).

(3) Le mouvement des Eclaireuses - Eclaireurs Israélites de France remonte à 1923. En 1939, 2.500 membres se répartissaient entre Paris, l'Alsace-Lorraine, Lyon, Marseilles et l'Afrique du Nord.

(4) Citée dans la note 1, Rachel Kamienker ajoute : "La mère de Monsieur Korn était dans le même convoi que ma tante Yetti Teitelbaum-Kamienker partie aussi le 11 septembre 1942."


jeudi 15 janvier 2009

P. 103. "Un Juif pour l'exemple"

Un terrifiant travail de mémoire sous la plume
de Jacques Chessex.
Ou comment des Suisses offrirent un juif
en sacrifice à Hitler
pour célébrer son anniversaire
le 20 avril 1942 !


Présentation de l'Editeur :

- "Nous sommes en 1942 : l'Europe est à feu et à sang, la Suisse est travaillée de sombres influences. A Payerne, rurale, cossue, ville de charcutiers «confite dans la vanité et le saindoux», le chômage aiguise les rancoeurs et la haine ancestrale du Juif.

Autour d'un «gauleiter» local, le garagiste Fernand Ischi, sorti d'une opérette rhénane, et d'un pasteur sans paroisse, proche de la légation nazie à Berne, le pasteur Lugrin, s'organise un complot de revanchards au front bas, d'oisifs que fascine la virilité germanique. Ils veulent du sang. Une victime expiatoire. Ce sera Arthur Bloch, marchand de bestiaux.
A la suite du Vampire de Ropraz, c'est un autre roman, splendide d'exactitude et de description, d'atmosphère et de secret, que Jacques Chessex nous donne. Les assassins sont dans la ville.

L'auteur :
Né en 1934 à Payerne, Jacques Chessex avait huit ans quand les faits relatés dans ce livre ont eu lieu. Prix Goncourt en 1973 pour L'Ogre, il est l'auteur, entre autres, de Monsieur (2001), L'économie du ciel (2003), Le Vampire de Ropraz (2007), Pardon mère (2008)."

Début du roman, sous la plume de Jacques Chessex :

- "C'est loin, la guerre, pense-t-on communément à Payerne. C'est pour les autres. Et de toute façon l'armée suisse nous garantit de son dispositif invincible. Infanterie helvétique d'élite, artillerie puissante, aviation aussi performante que celle des Allemands et surtout, un dispositif antiaérien décisif avec le 20 millimètres Oerlikon et le canon de 7.5. Sur tout le territoire accidenté les barrages, les fortins surarmés, les toblerones, et si ça se gâte, ultime défense, l'imprenable " réduit national " dans les montagnes du Vieux-Pays. Bien malin celui qui nous prendra en défaut.
Et dès le soir, l'obscurcissement. Rideaux clos, volets fermés, toutes sources de lumière éteintes. Mais qui obscurcit quoi ? Qui cache quoi ? Payerne respire et transpire dans le lard, le tabac, le lait, la viande des troupeaux, l'argent de la Banque Cantonale et le vin de la commune qu'on va chercher à Lutry sur les bords du lointain Léman, comme au temps des moines de l'abbatiale. Le vin qui soûle solairement, depuis bientôt un millénaire, une capitale confite dans la vanité et le saindoux.
Au printemps où commence cette histoire les lieux sont beaux, d'une intensité presque surnaturelle qui tranche sur les lâchetés du bourg. Campagnes perdues, forêts vaporeuses à l'odeur de bête froide à l'aube, vallons giboyeux déjà pleins de brume, harpes des grands chênes à la brise tiède. A l'est les collines enserrent les dernières maisons, les vallonnements s'allongent dans la lumière verte et dans les plantations à perte de vue le tabac commence à monter au vent de la plaine.Et les bois de hêtres, bocages aérés, bosquets de pins, haies profondes, taillis clairs qui couronnent les collines de Grandcour.
Mais le mal rôde. Un lourd poison s'insinue. O Allemagne, Reich de l'infâme Hitler. O Niebelungen, Wotan, Walkyries, Siegfried étincelant et buté, je me demande quelle fureur instille ces fantômes vindicatifs de la Forêt-Noire dans la douce sylve de Payerne. Rêve dévoyé d'absurdes chevaliers teutoniques qui assomme l'air de la Broye, un matin du printemps 1942, où Dieu et une bande d'autochtones fous se sont fait berner, une fois de plus, par Satan en chemise brune."


Jacques Chessex, né à Payerne dans une Suisse "neutre". L'écrivain refuse d'oublier l'assassinat symbolique d'un Juif en 1942 et demande à ce que son nom, Arthur Bloch, soit donné à une place de la ville (Photo DR).

Pascale Zimmermann :

- "Payerne en 1942, ce sont 500 chômeurs pour 5000 habitants. De quoi susciter des aigreurs à l’encontre «des gros, des nantis, des juifs et des francs-maçons». «Et nous, les Suisses, on crève de faim», pensent à voix haute les paysans ruinés de la Broye. «Et le comble c’est qu’on est chez nous.»
Chez lui, Arthur Bloch aussi l’est en Suisse. Son père a été naturalisé par la commune bernoise de Radelfingen en 1872, dix ans avant sa naissance. Durant 14-18, le fils a servi dans les Dragons de l’armée helvétique et des tirs de mortier l’ont laissé sourd d’une oreille.
«Marchand de bétail depuis plus de vingt-cinq ans, Arthur Bloch est familier des foires à bestiaux de la Broye, à ce titre il se rend régulièrement à Oron, à Payerne, – c’est Payerne qu’il préfère, où il connaît personnellement tous les paysans et les bouchers que rassemble l’événement.»
L’homme est respecté, sympathique; il ne boude pas un petit verre de blanc une fois les affaires conclues.

On ne le verra jamais revenir de la foire du 16 avril 1942. Son assassinat sera offert en cadeau à Hitler pour son anniversaire, le 20 avril, afin de célébrer «l’avènement maintenant proche de l’Ordre nouveau». Y compris en Suisse.
Les meurtriers d’Arthur Bloch sont connus. Ils ont été punis. Pénitencier à vie pour Fernand Ischi, le garagiste, chef de bande et instigateur du crime, hâbleur, sadique et amoureux d’Hitler. A vie aussi pour Robert Marmier, paysan ruiné. Tout comme pour son valet Fritz Joss, qui a assommé Bloch puis l’a découpé : «Fritz ne bronche pas, il a la manière, il a travaillé en boucherie comme garçon de plot et débité plusieurs bêtes.» Vingt ans de prison pour Georges Ballotte, mineur, et quinze pour Max Marmier. Mais rien pour le pasteur Philippe Lugrin, l’idéologue, familier de la Légation nazie à Berne."
(La Tribune de Genève, 12 janvier 2009).


Adeline Bronner :

- "C’est cela qui transpire dans le court récit de Chessex, la stupeur et la colère face à la facilité avec laquelle des idées nauséabondes et la fascination de la fureur et du sang se répandent dans une communauté. En effet, l’homme qu’on tue n’est ni méchant, ni brutal, il paie bien, ne fait de mal à personne. En toutes autres circonstances il serait une figure intouchable de la communauté. Mais parce qu’il est juif, il perd son humanité, il perd la protection du groupe, il devient une cible qu’il ne fraudra qu’un abruti désinhibé pour abattre. La complicité implicite qui permet aux assassins et à leur pastoral inspirateur de mettre un point final à leur effroyable projet."
(Blog Puzzle et poussières, 9 janvier).



Bien que natif de Payerne, Jacques Chessex se heurte à l'hostilité locale quand il propose de donner le nom d'Arthur Bloch à la place de la... Concorde.

Christian Aebi :

- "POLÉMIQUE. Et si Payerne dédiait une place à la mémoire d’Arthur Bloch, marchand juif tué par des pronazis en 1942 ? La proposition de Jacques Chessex agace au pied de l’Abbatiale.

Jacques Chessex persiste. Dédier une place ou une plaque commémorative à la mémoire du juif Arthur Bloch, assassiné en 1942 à Payerne, permettrait à la ville «d’exorciser le foyer noir qui hante encore les consciences».
La proposition faite samedi dernier dans nos colonnes par l’écrivain, fait tiquer les autorités locales. Et n’enthousiasme guère les Payernois. Pas facile d’en trouver prêts à rebaptiser la place de la Concorde, celle où Arthur Bloch a été vu pour la dernière fois vivant. «Pourquoi voulez-vous ressasser ce passé peu glorieux?» maugrée un client de La Vente, la pinte communale. «Arrêtez avec cette histoire!», peste une retraitée à la Coop. «J’avais 20 ans quand ce pauvre Bloch a été tué, soupire une figure locale. L’affaire est classée, non?».

Pas pour Jacques Chessex.
«Ce n’était pas un fait divers, dit Jacques Chessex. Ce crime s’inscrivait dans un courant beaucoup plus complexe et dangereux. Il y a quelque chose de l’ordre du crime contre l’humanité. Baptiser une rue ou une place du nom du malheureux marchand est une manière de reconnaître le martyre d’Arthur Bloch. Une façon de nous rendre vigilants. Payerne doit admettre que ses murs ont été témoins de ces atrocités. J’aime profondément ma ville. Je veux qu’elle reconnaisse ce crime pour grandir.»

«Pas d’accord» estiment les autorités les locales. «Une telle démarche ne serait pas appréciée des Payernois, réplique le syndic Michel Roulin. Ce crime était odieux, mais il fait partie de l’histoire. Il ne doit pas être remis systématiquement sur le devant de la scène.»
(24 heures. 9 janvier).


lundi 12 janvier 2009

P. 102. "L'Enfant juif de Varsovie..."

Présentation du Seuil :

- "Tout le monde connaît aujourd'hui la photographie de l'enfant juif du ghetto de Varsovie : au fil du temps, elle a transformé son protagoniste en " icône " de la Shoah. Fréquemment reproduite en une des magazines et sur des couvertures de livres, source d'inspiration pour les artistes, elle a aussi subi des recadrages qui, peu à peu, en ont fait une image de compassion, dépouillée de toute référence aux bourreaux. Frédéric Rousseau déconstruit et interprète ce récit photographique de 1943 à nos jours et s'interroge sur notre rapport à cette image, qui fait désormais partie de notre mémoire collective et que nous regardons sans voir.


L'auteur :

Frédéric Rousseau est professeur d'histoire contemporaine à l'université Paul-Valéry de Montpellier.Il a notamment publié La Guerre censurée (Seuil, 1999, Points Histoire, 2003) et Le Procès des témoins de la Grande Guerre (Seuil, 2003). Il a obtenu le prix de la Fondation Auschwitz de Bruxelles pour la rédaction de L'Enfant juif de Varsovie."

Laurent Lemire :

- "Que peut nous dire une photographie quand elle devient une icône de la Shoah ? Qui fut cet enfant juif du ghetto de Varsovie ? Quelle est l'histoire de cette image tirée d'un album destiné aux SS ? Frédéric Rousseau nous livre une enquête édifiante sur l'itinéraire d'un document et son usage, en fonction des intérêts poli tiques et des avancées de la connaissance historique. Un travail aussi rigoureux que passionnant sur la manière dont se forment les représentations de l'histoire et ce que voir veut dire."
(Le Nouvel Observateur, 8 janvier 2009)


Le général SS Jürgen Stroop, bourreau du ghetto de Varsovie. Photo prise au 4e jour de l'insurrection. DR.

Jean-Louis Jeannelle :

- "Rousseau rappelle qu'à l'origine l'enfant juif de Varsovie n'était pas seul : son étude s'ouvre sur les 53 photographies jointes au rapport que le général Jürgen Stroop, responsable de la liquidation du ghetto au printemps 1943, destinait aux plus hauts dignitaires de la SS. C'est là que se trouvait initialement le cliché de ce garçon que nous connaissons tous... "de vue".
Replacée dans cet album, la photographie prend une autre portée. Car Stroop avait soigneusement choisi chaque reproduction, destinée à glorifier les soldats allemands tombés au combat "pour le Führer et la Patrie" et contre les "bandits juifs" : son "rapport" se voulait un matériau d'archive, exigé de lui par ses supérieurs, et que Stroop lui-même entendait utiliser pour la rédaction de ses Souvenirs et ses "futurs travaux d'histoire".

Trop familière, trop émouvante, en quelque sorte aveuglante, l'image du garçon juif retrouve sens, réinscrite dans la série photographique confectionnée par les meurtriers eux-mêmes, et dans laquelle Rousseau identifie un véritable "récit" : l'arrestation systématique des familles juives cachées dans le ghetto incendié immeuble après immeuble ; leur acheminement vers l'Umschlagplatz, d'où elles étaient déportées à Treblinka ; les "bunkers" précaires dans lesquels elles se terraient ; ou encore l'élimination des "parachutistes" - ainsi nommait-on les juifs qui "se précipitaient sur le sol, sur l'asphalte et les pavés, du haut des fenêtres, des balcons et des greniers des maisons dont le rez-de-chaussée était en flammes", et que les soldats tuaient "en plein vol".

Au milieu de cet album, dont les commentaires de Frédéric Rousseau rendent chaque détail plus saisissant, la photographie n°14. "De par sa position, au coeur de la photographie, écrit l'historien, le garçonnet crève littéralement le cadre composé par l'opérateur." A côté de lui, au premier plan, une femme se retourne : peut-être a-t-elle reconnu le soldat qui pointe son fusil sur l'enfant ; il s'agit de Josef Blösche, bien connu dans le ghetto pour son sadisme.
Entre l'intention à laquelle répondait cette photo et la lecture qui en est faite aujourd'hui, l'écart est vertigineux : loin de chercher à susciter la pitié pour d'impuissantes victimes, l'image avait pour fonction première d'"illustrer la force d'âme d'un grand chef, Jürgen Stroop, ainsi que le dévouement admirable de ces troupes d'élite capables de surmonter l'inhumanité apparente de leur mission au nom de l'idéal nazi". Pour nous, à l'inverse, tout y dénonce l'intention héroïsante de Stroop : sur le visage des femmes et des enfants que les nazis se faisaient une gloire d'exterminer, c'est la terreur que nous reconnaissons."
(Le Monde, 9 janvier 2009).

Exemple, sous forme de montage vidéo, d'une re-construction de la photographie n° 14 du rapport Stroop.

jeudi 8 janvier 2009

P. 101. "La résistance aux génocides..."


Il y a encore, il y aura hélas longtemps encore des négateurs pour mettre en cause ou pour tenter de manipuler cette évidence historique :
le XXe siècle a été porteur de trois génocides, ceux
des arméniens,
des juifs,
des tutsis.
Mais chacun de ces génocides a vu se dresser des consciences refusant de perpétrer ces massacres systématiques, d'en être des complices, des témoins passifs...
"La pluralité des actes de sauvetage" est enfin étudiée dans cet ouvrage collectif publié par Sciences Po Histoire. Avec les figures exemplaires des Justes parmi les Nations.

Présentation Sciences Po :

- "Quand la haine et la peur gagnent un pays, que la guerre et le massacre se propagent, il est toujours quelques hommes et quelques femmes qui ne se laissent pas entraîner. Sans mot dire, ils se tiennent de côté. Dans le secret et le risque, ils veulent aider plus que dénoncer, protéger plus que détruire. Parfois, ceux-là même qui participent au carnage tentent aussi de sauver. Dans ces situations d'extrême violence, une résistance civile, improvisée, tend à se développer, faite d'une multitude de petits actes individuels et de l'action de quelques organisations clandestines.

À partir de 3 cas – les génocides des arméniens, des juifs et des tutsis –, cet ouvrage représente la première tentative à la fois internationale, comparative et pluridisciplinaire pour constituer l'acte de sauvetage en objet de recherche, en se dégageant de la catégorie mémorielle du « Juste ». Le résultat est d'une richesse exceptionnelle et dérangeante. Impossible de dresser un portrait type du sauveteur, cependant les actes de sauvetage témoignent d'un fait historique : l’existence discrète d’une société informelle de sauvetage – si fragile soit-elle – dès que commence le génocide.

Réunissant trente chercheurs de onze pays, cet ouvrage est dirigé par Jacques Sémelin, historien et politiste, directeur de recherche CNRS au CERI (Centre d’études et de recherches internationales de Sciences Po), Claire Andrieu, professeure des Universités en histoire contemporaine à l’Institut d’études politiques de Paris, et Sarah Gensburger, docteure en sociologie (EHESS)."

SOMMAIRE :

Introduction
– De l’aide au sauvetage, Jacques Semelin

Première partie
– Entre histoire et mémoire : le concept de sauvetage
- De la mémoire du sauvetage à l’institution d’un titre de Juste parmi les Nations, Sarah Gensburger
- À la recherche des Justes : le cas des massacres arméniens de 1915, Fatma Müge Göçek
- Approches comparées de l’aide aux juifs et aux aviateurs alliés, Claire Andrieu
- Pour une approche quantitative de la survie et du sauvetage des juifs, Marnix Croes
- Antisémitisme et sauvetage des juifs en France : un duo insolite ?, Renée Poznanski
- Qui a osé sauver des juifs et pourquoi ?, Nechama Tec
- « Sauvetage » et intérêts. Protéger des biens pour sauver des personnes ?, Florent Le Bot
- Les juifs d’Italie et la mémoire du sauvetage (1944-1961), Paola Bertilotti
- Sauveteurs et sauveteurs. Tueurs dans le génocide rwandais, Lee Ann Fujii.

Deuxième partie
– L’État, ses frontières et les conditions de l’aide
- Les pratiques de sauvetage dans le génocide arménien, Hasmik Tevosyan
- L’opposition de fonctionnaires ottomans au génocide des Arméniens, Raymond Kévorkian
- Conversion et sauvetage : stratégies de survie au cours du génocide arménien, Ugur Ümit Üngor
- Humanitaire et massacres. Le Comité international de la Croix-Rouge (1904-1994), I. Hermann D. Palmieri
- La Suisse face au génocide nazi : refus actif, secours passif, Ruth Fivaz-Silbermann
- L’OSE et le sauvetage des enfants juifs, de l’avant-guerre à l’après-guerre, Katy Hazan et Georges Weill
- Le contexte du sauvetage dans l’Europe de l’Ouest occupée, Bob Moore
- La répression du sauvetage pendant l’« action Brunner » (1943-1944), Tal Bruttmann
- « Guide et moteur » ou « trésor central » ? Le rôle du Joint en France (1942-1944), Laura Hobson-Faure
- Le service hongrois de la BBC et le sauvetage des juifs de Hongrie, Franz Chalk
- L’échec de l’opposition locale au génocide au Rwanda, Scott Straus
- Le sauvetage dans la zone frontière de Gishamvu et Kigembe au Rwanda, Charles Kabwete Mulinda
Troisième partie
– Réseaux, minorités et sauvetage
- La missionnaire Béatrice Rohner face au génocide arménien, Hans L. Kieser
- L’impossible sauvetage des Arméniens de Mardin. Le havre du Sindjar, Yves Ternon
- L’Union générale des israélites de France fut-elle un obstacle au sauvetage ?, Michel Laffitte
- Rafles et réseaux sociaux à Paris (1940-1944), Camille Ménager
- Protestantismes minoritaires, affinités judéo-protestantes et sauvetage des juifs, Patrick Cabanel
- Nieuwlande, pays sauveteur (1941-1942 à 1945), Michel Fabréguet
- Survivre dans la clandestinité : le « Bund » dans l’Allemagne nazie, Mark Roseman
- Les musulmans de Mabare pendant le génocide rwandais, Emmanuel Viret.

Conclusion
– Le sauvetage, un concept renouvelé, Claire Andrieu.


Arméniens (DR)

Juifs (Album Auschwitz) DR.

Tutsi (DR).

Stéphanie Maupas :

- "Beaucoup d'études ont été consacrées aux bourreaux, aux victimes, à la Résistance. Mais les Justes - titre donné, en premier lieu, par l'Etat d'Israël aux non-juifs qui ont sauvé des vies - n'ont pas fait l'objet de recherches soutenues. La Résistance aux génocides apporte des éclairages pour "comprendre le passage à l'acte" de ces Justes, estimant notamment que "l'apparente banalité de tels gestes d'entraide préserve, même fugitivement, un espace de civilisation dans un univers de barbarie".
Parce que la notion de sauvetage "n'a de véritable signification que par rapport au temps du génocide, comme temps de la menace de mort absolue sur les victimes désignées", les auteurs se sont penchés sur trois génocides : celui des juifs, sous la botte nazie, celui des Arméniens par l'Empire ottoman, et celui des Tutsis du Rwanda. Trois communautés victimes d'une politique dont la finalité était l'extermination d'un groupe, auquel toute appartenance valait arrêt de mort.
(...)
Sauveteurs et persécutés "ont une connaissance (...) du risque majeur qui les menace ensemble : la destruction active de l'humanité". Mais "l'équation du sauveteur reste à découvrir", écrit-elle. Pour Jacques Sémelin, ils posséderaient, cependant, un trait commun essentiel, "celui d'être animé par des valeurs morales et, de ce fait, d'être ouvert à l'autre, de posséder en somme une disposition altruiste fondamentale".
(Le Monde, 18 décembre 2008).

lundi 5 janvier 2009

P. 100. Une année de blog du Comité Français pour Yad Vashem

Première illustration de la première page de ce blog (Photo : JEA) DR.

"Les Justes de France pensaient avoir simplement traversé l'histoire. En réalité, ils l'ont écrite. De toutes les voix de la guerre, leurs voix étaient celles que l'on entendait le moins, à peine un murmure, qu'il fallait souvent solliciter. Il était temps que nous les entendions. Il était temps que nous leur exprimions notre reconnaissance."
Simone Veil. Cérémonie au Panthéon, le 18 janvier 2007.

Le Comité d'abord,
mais encore les consultants du blog,
se voient proposer ici un bref bilan
d'une année rassemblant 100 pages...

Lors de son ouverture, l'une des priorités fixées à ce nouveau blog par Jenny Laneurie, Secrétaire Générale du Comité en décembre 2007, consistait à défendre et à illustrer la célébration des Justes parmi les Nations grâce au travail bénévole et persévérant du Comité Français :
- celles et ceux qui constituent avec une patience sans faille et une compétence rigoureuse les dossiers de reconnaissance de Justes ;
- celles et ceux qui préparent avec efficacité et animent chaleureusement les cérémonies de remise de diplômes et médailles de Justes ;
- celles et ceux qui, assumant leur engagement volontaire et leurs responsabilités à tous niveaux, font du Comité un outil unique pour reconnaître et honorer les Justes de France.

Une précision s'impose. Pour chacune des cérémonies de remises de diplômes et de médailles, ce blog dépend entièrement et de Paris et des délégués du Comité. Sans eux, aucun écho spécifique ne pourrait être diffusé auprès de nombreux lecteurs (comme l'attestent les chiffres de consultations). Ce qui explique les remerciements pleinement justifiés qui clôturent nos pages. Une mention particulière s'impose pour Viviane Saül, Déléguée du Comité, qui, au fil des mois, n'a eu de cesse d'enrichir le contenu de très nombreuses pages.

En un an, 84 Justes parmi les Nations de France ont été honorés sur ce blog (dans la mesure forcément limitée de ses moyens).
Leur histoire à chaque fois très personnelle, extraordinaire et bouleversante, est désormais directement consultable sur la toile. Reconnue à la source par l'Institut Yad Vashem de Jerusalem, préparée puis relayée par le Comité Français, elle se trouve ainsi non seulement protégée des oublis mais encore diffusée de par le monde (voir les pays d'origine des consultants).

En 99 pages, et pour se limiter aux thèmes principaux traités, le sommaire de ce blog reprend :

- Auschwitz : 12 pages,
- Bibliothèque : 43 pages (dont 38 ouvrages nouveaux présentés pour leur intérêt historique),
- Comité Français pour Yad Vashem : 54 pages,
- Mémoire : 34 pages,
- Shoah : 47 pages,
- Témoignages : 32 pages,
et un espace spécifique propose des liens avec les 84 Justes évoqués ci-avant.

De la première à la centième page :
- ce blog a été ouvert par plus de 17.300 lecteurs individuels ;
- soit une moyenne de plus de 3 pages par visite ;
- pour un total de plus de 44.000 pages lues en une année.
Ce qui semblerait dénoter un intérêt nullement superficiel et passager mais au contraire à long terme et sans saturation.

Ces consultations proviennent des pays suivants :

Afrique du Sud
Algérie
Allemagne
Andorre
Australie
Autriche
Belgique
Brésil
Bulgarie
Canada
Communautés Européennes
Croatie
Danemark
Espagne
Finlande
France
Ghana
Grande-Bretagne
Hollande
Hongrie
Indonésie
Irlande
Israël
Italie
Japon
Liban
Luxembourg
Maroc
Monaco
Nouvelle Zelande
Pologne
Portugal
Roumanie
Russie
Sénégal
Serbie et Montenegro
Soudan
Sri Lanka
Suède
Suisse
Thaïlande
Taïwan
Tunisie
Turquie
Ukraine
Urugay
USA :
Arizona, Californie, Caroline du Nord, Colorado, Connecticut, Floride, Georgie, Kansas, Maryland, Massachusetts, Michigan, Missouri, New Jersey, New York, Ohio, Pennsylvanie, Texas,
Washington.


Fragilité mais nécessité du travail de mémoire (Photo : JEA) DR.

Deux regrets néanmoins :
à propos des blogs de Municipalités où se tinrent des cérémonies
et des Etablissements scolaires concernés par des Justes.
Il est étonnant, voire regrettable si pas consternant que dans la nette majorté des Municipalités où se déroulent (le plus souvent en Mairie) une cérémonie de reconnaissance de Juste(s) parmi les Nations, les blogs de ces Communes n'y réservent aucun écho. Ni pour annoncer l'événement. Ni, ensuite, pour relater cette cérémonie et évoquer le(s) Juste(s) honorés. Ce qui présente un décalage manifeste avec les discours tenus par les Maires eux-mêmes lors de la remise des diplôme(s) et médaille(s) de Juste(s).

Contactés par nos soins, aucun des Etablissements scolaires directement impliqués dans une cérémonie en 2008 n'a donné suite à la suggestion de recevoir une page de ce blog pour que jeunes et enseignants y évoquent librement leurs réflexions et travaux sur l'histoire des Justes auxquels ils s'étaient attachés. Ces initiatives pédagogiques mériteraient cependant de sortir des murs scolaires. Elles s'inscrivent dans un enseignement humaniste à amplifier plutôt que de le laisser replié dans sa sphère scolaire.


- "Nous sommes les souvenants
qui refusons l'oubli
escortés de millions de morts."
Jacob Glatztein
("Nocturnes", Fun main gantzer mi, De toute ma peine)

Depuis une année, ce blog participe activement au travail de mémoire - toujours à recommencer - portant sur la Shoah, sur tous les persécutés raciaux mais aussi sur les Justes parmi les Nations.

vendredi 2 janvier 2009

P. 99. 2009...

Aux lectrices
et
aux lecteurs

ce blog du
Comité Français pour Yad Vashem
présente ses meilleurs voeux
pour 2009


(Photo : JEA) DR.


jeudi 1 janvier 2009

P. 98. "Mon étoile jaune" (2)

Suite de l'évocation des souvenirs de Bernard Gurovici, dit Dov Gury, fuyant les rafles à Paris puis l'invasion de la zone dite "libre" pour enfin trouver refuge en Suisse...

- "Cela faisait près d’un an qu’on n’avait pas vu Papa.
La guerre faisait rage. Sur le front russe, c’est la bataille de Stalingrad. En Libye et en Égypte, l’armée anglaise remporte sur les panzers de Rommel la victoire d’El-Alamein. Les États-Unis ont rejoint le combat contre les nazis et les Japonais.
En octobre 1942, les Américains débarquent en Afrique du Nord. L’armée française de Vichy s’oppose aux alliés et aux troupes françaises libres. 1500 soldats français et 500 Américains payeront de leur vie cette guerre fratricide.
La réaction allemande est immédiate. Pour empêcher un éventuel débarquement dans le sud de la France, l’armée allemande envahit toute la zone libre et, de ce fait, c’est la fin de la ligne de démarcation.
Il devenait dangereux de rester sur place.
La zone d’occupation italienne couvrait la Côte d’Azur et la région des Alpes. C’est la région qu’avait reçue en prime l’Italie, après s’être jointe à la guerre en juin 1940, une fois le sort de la France connu... Nous savions qu’en zone italienne, la situation des juifs était la meilleure.
...
Notre objectif était donc de rejoindre les Italiens à Grenoble.
Papa s’y rend le premier, pour y préparer notre venue. Tante Fanny, elle, décide de rester à Grenade.
Grenoble, ville montagneuse des Alpes, près de la frontière suisse, nous change de la campagne à Grenade. Nous reprenons le chemin du lycée et retrouvons avec plaisir une troupe d’É.I. Pour subsister, papa reprend son commerce de vélos : acheter de vieux vélos d’occasion, leur trouver les pièces manquantes et les monter, puis les modifier pour monter des pneus un peu moins usés, et enfin, les repeindre et finir par trouver un acheteur pour l’œuvre une fois terminée.
D’où mon père avait-il trouvé le savoir-faire pour exercer ce métier et essayer d’en vivre ? Rien ne l’y avait préparé. Seul l’instinct de lutte et de survie…"


Photos de la famille Gurovici (arch. fam. Dov Gury) DR.

- "Au cours d’une activité É.I. {Eclaireurs Israélites de France}, sous le plus grand secret, on nous annonce qu’il y a une possibilité de passer en Suisse. "Est-ce que vos parents seraient d’accord ?", nous demande-t-on.
C’était parfaitement dans la manière de penser des parents : sauver les enfants sans tenir le compte de leur propre sort.


Les Éclaireurs Israélites de France faisaient partie intégrante du mouvement de la Résistance juive. Ils étaient le dernier maillon de la chaîne de sauvetage des enfants juifs, qui partait de Hollande et se prolongeait jusqu'à la frontière suisse.
À cette époque, la Suisse acceptait les enfants au-dessous de 16 ans passés clandestinement à la frontière. Ceux qui étaient plus âgés étaient refoulés et remis aux mains des Allemands.
C’est par les É.I. qu’étaient formés les groupes. La Résistance juive fournissait l’argent destiné aux passeurs et à la personne chargée d’accompagner chaque groupe d’enfants.
...
De nouveau, nous sommes en route pour nous séparer. Les parents font des préparatifs pour quitter Grenoble et se réfugier plus haut dans la montagne. Aller nous accompagner à la gare est dangereux.
Lourde est l’atmosphère quand nous nous séparons à la maison. Nous nous rendons seuls à la gare pour y rencontrer notre groupe et celle qui va nous accompagner. Nous découvrons qu’une partie du groupe sont des É. I. que nous connaissons.
Le train régional nous conduit à la station de Monnetier-Mornex. C’est un lieu de passage qui sert beaucoup pour le passage en Suisse.
...
Notre groupe est composé de 12 enfants, de dix à quinze ans. Nous sommes habillés ‘‘à la Scout’’, en uniforme. L’explication de notre présence en ces lieux surveillés de la zone frontalière, en cas de contrôle, est que pour les fêtes de Noël, nous faisons un ‘‘camp volant’’.
Nous sommes le 24 décembre 1942.
Cette fois, nous sommes trois – trois cousins : Zitta, Gisèle et moi. Gisèle Khine, appelée Gisou, est avec nous. C’est avec sa famille que j’étais en vacances le jour de la déclaration de la guerre, en 1939. Nous avons la consigne de présenter Gisou comme une cousine dans le cadre de la recommandation d’usage : "Restez toujours ensemble et ne vous séparez pas !".
Notre convoyeuse nous amène sans problème à la gare, où elle doit nous confier au passeur. Le passeur est au rendez-vous. Notre convoyeuse lui remet la somme d’argent convenue, lui confie le groupe et reprend le chemin du retour. Il commence à faire nuit.
Le passeur nous donne ses instructions : "Je vais devant vous, vous me suivez en gardant une distance de cent mètres entre nous. Si nous sommes arrêtés par un contrôle, vous ne me connaissez pas et je ne vous connais pas non plus !".
Le passeur s’éloigne, son vélo a la main. Nous commençons à le suivre en gardant la distance. C’est difficile à réaliser dans l’obscurité.
Deux gendarmes nous croisent et nous interpellent : "Les enfants : qu’est-ce que vous faites là ?".
Suivant les instructions que nous avons reçues, un d’entre nous leur explique que nous sommes un groupe de scouts en ‘‘camp volant’’.
C’est la veille de Noël. Nous sommes très bien déguisés : insignes, rubans, sacs à dos et bâtons. Notre explication les satisfait quant à la raison de nous trouver si près de la frontière et n’attire pas leur soupçons. Les gendarmes nous saluent, puis s’éloignent, suivant la coutume voulant qu’un gendarme salue toujours un scout en uniforme.
C’est alors que nous découvrons que le passeur a disparu…"


Photo actuelle de Monnestier-Monnier (DR).

- "Le temps passe, et personne ne vient ! Nous commençons à réaliser que le passeur, qui a déjà reçu son argent, ne reviendra pas. Nous ne savons que faire, comment continuer. Les plus petits d’entre nous se mettent à pleurer.
On prend alors une décision commune : continuer seuls.
Nos avons déjà quitté la gare, avec ses lumières, maintenant, tout est noir. Nous nous arrêtons sur le bord de la route, ne sachant dans quelle direction nous diriger. Nous savons vaguement que la Suisse se trouve vers l’est et qu’il est plus prudent de quitter la route, où l’on peut rencontrer d’autres gendarmes. Mais voilà : où est l’est ? Où est le nord ?...
Le fait que nous ayons un entraînement scout nous vient en aide. Nous avions participé à Paris à des jeux de nuit. J’ai appris à m’orienter en reconnaissant les étoiles, est la nuit est claire, sans nuages. Comme on me l’a appris, je trouve facilement la Grande Ourse : "Cinq longueurs dans l’axe arrière du Chariot se trouve l’Étoile Polaire".
L’étoile du Nord est là, toute seule, pas très brillante, mais bien visible.
Nous marchons vers l’est, en faisant bien attention à ‘‘tenir’’ le nord à main gauche – exactement comme je l’ai appris aux É. I. Je suis reconnaissant aux moniteurs scouts qui ont enseigné au gamin parisien que j’étais la connaissance de la nuit et la survie.
Nous marchons ainsi toute la nuit à travers champs ; nous traversons des clôtures de vignes, des ruisseaux, des collines…


Au matin, nous arrivons dans un village. Dans l’obscurité, nous stoppons à l’entrée du village ; la pancarte, en français, ne nous révèle pas où nous nous trouvons : "Sommes-nous déjà en Suisse, ou encore en France ?".
Dans une ferme, nous distinguons une lumière : c’est une étable, où un homme vient traire les vaches au petit matin. Il s’effraye de notre apparition ! Nous lui déclamons notre histoire de ‘‘camp volant’’ : "Nous sommes un peu perdus. Vers où mène cette route ?" Réponse : "Ca, c’est la route de Genève !".
Nous réalisons que nous sommes en Suisse. "Comment va-t-on à Genève ?
– Au bout de rue, vous avez le car pour Genève ; le premier est à cinq heures".

Chacun de nous possède, cousu dans le fond sa poche, un billet de vingt francs suisses, conformément aux directives de l’organisation. Nous décousons nos poches pour récupérer l’argent et nous groupons à la station du car. Un homme en civil nous interpelle :
"Qu’est ce que vous faites ici à cette heure ?". Nous resservons notre couplet : "Nous sommes des scouts…
– Vos papiers !
– De quel droit voulez-vous voir nos papiers ?".

Notre arrogance, notre ‘‘Houtzpah’’ est alimentée par le fait que nous savons maintenant que nous sommes en Suisse, et nous croyons en toute sécurité.
L’homme en civil nous montre une carte de police suisse. Maintenant c’est certain, nous sommes sauvés !
"Nous sommes des enfants juifs, persécutes pour cette raison par les Allemands. Nous demandons l’asile en Suisse !".
C’est à peu près la phrase que nous avons eu la consigne de dire au moment où nous serons arrêtés par les Suisses.
Le policier nous demande de le suivre au poste de police. Au poste, on nous dit que nous sommes en état d’arrestation et que notre sort dépend des instructions qu’ils vont recevoir.
...
À la fin de la journée, on nous informe que nous sommes acceptés sur le territoire suisse sous le statut de réfugiés…
Nous avions été acceptés en Suisse en fonction de notre âge : Zitta avait quinze ans, et moi douze. Plus tard, Maman et Tante Clara ont été, elles aussi, acceptées en Suisse en qualité de mères d’enfants de moins de 16 ans."


NB : A la libération, la famille pourra mettre fin à sa dispersion : père, mère et fils se retrouveront à Paris où leur appartement de la rue de Dunkerque ne leur sera pas restitué, appartement vendu comme bien juif saisi !

Montage photos : Dov Gury (DR).