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Charlotte Barillet-Storch lors d'un exposé en milieu scolaire (ArcH. C. Barillet / DR).
Témoignage auprès de Yad Vashem
de Charlotte Barillet
en mémoire d’Arthur, de Cécile
et de Marcelle Magnier.
Arthur et Cécile Magnier seront honorés à titre posthume comme Justes parmi les Nations au cours d'une cérémonie organisée par Paul Ejchenrand et par Viviane Saül, délégués du Comité Français pour Yad Vashem, en l'Ecole d'Orgemont à Argenteuil le 4 février.
Le dossier de reconnaissance de ces Justes contient le précieux témoignage de Charlotte Barillet qui en a permis cette publication et l'a enrichie de photographies protégées dans ses archives personnelles.
Charlotte Barillet :
- "Mon père, David Storch, est né en Pologne à Narol le 15 août 1901.
Son père se prénommait Chaim et sa mère Scheindel, née Arek.
Je ne sais pas grand’chose de sa famille, sinon qu’il a été orphelin très jeune.
Il semble qu’à ce moment-là, il ait quitté la Pologne pour venir retrouver un oncle en Autriche et que son enfance ait été très dure….
Il avait un frère aîné – beaucoup plus âgé que lui – qui vivait en Amérique et qu’il avait le projet de rejoindre lorsqu’il est arrivé en France à la fin des années 1920.
Mais il a rencontré ma mère en France et a abandonné ce projet.
Ma mère, Rifka Tepper, est née en Pologne à Jaroslaw le 7 novembre 1906.
Sa mère se prénommait Schifre.
Elle parlait rarement de sa famille.
Sa mère avait – d’un premier mariage – un ou deux enfants plus âgés qu’elle.
Ma mère disait avoir perdu son père (le second mari de sa mère) au moment de la guerre de 1914.
Elle avait – plus ou moins – été élevée dans un orphelinat.
Elle disait avoir plusieurs frères et sœurs mais – à ma connaissance – elle n’a jamais entretenu de relations suivies avec eux, à l’exception d’une demi-sœur qui était venue en France et qu’elle a rejointe vers la fin des années 1920, à Thonon-les-Bains.
Elle a vécu quelque temps chez cette sœur, en travaillant dans une usine (les papiers à cigarettes Zig-Zag) puis a dû rencontrer mon père.
Ils sont venus à Paris où ils se sont mariés le 18 avril 1931 à la mairie du 12ème arrondissement. Ils vivaient alors 35, rue Claude-Tillier.
Mon père était manœuvre et travaillait dans une usine où il occupait le poste de « placagiste ».
Il a appris à lire et écrire le français en suivant les cours du soir. Je crois qu’il avait à cœur de s’intégrer ; il était très attentif à ma scolarité et suivait de très près mon apprentissage de la lecture depuis la maternelle.
Il avait également certainement des activités syndicales ; j’ai le souvenir de réunions et surtout de l’occupation de son usine au moment du Front Populaire.
Je revois, en particulier, une visite à l’usine occupée ; ma mère apportant de la nourriture …. Je l’accompagnais, ainsi que ma petite sœur.
Ma mère a travaillé au début de son mariage dans une épicerie juive de la rue de la Forge Royale et s’est arrêtée à ma naissance pour élever ses enfants :
- Charlotte, née le 5 février 1933,
- Paulette, née le 28 avril 1935,
- André, né le 20 mai 1939.
Nous vivions dans le 12ème, dans un logement de deux pièces cuisine, avec gaz et électricité, mais sans eau courante (l’eau et les toilettes étaient sur le palier ….)
Mes parents parlaient le polonais entre eux. Je ne savais pas que nous étions juifs et je ne me souviens pas de fête ou de célébration religieuse quelconque."
1933. David Storch, Charlotte, Rifka Storch-Tepper (Arch. C. Barillet / DR).
- "A la déclaration de la guerre, mon père a voulu s’engager dans l’armée étrangère, mais il a été réformé ; il avait eu un accident de travail et avait perdu une (ou deux) phalange(s) à un doigt.
Au début de la guerre, mon père est resté travailler à Paris mais ma mère avec ses trois enfants a été évacuée (ce que l’on a appelé l’exode) dans la Nièvre, dans un petit village du nom de Poiseux.
J’étais scolarisée à l’école communale de Poiseux et nous avons été logés dans un pavillon de gardien du « château » de Poiseux.
Mon père est venu nous voir au moment de Noël, il a fait le trajet Paris Poiseux aller et retour en bicyclette et je me souviens qu’il avait sur son porte-bagages une grosse valise à l’arrivée contenant sans doute des vêtements d’hiver mais aussi des cadeaux de Noël.
Nous avons vu arriver les Allemands à Poiseux, et le « château » a été occupé.
Je me souviens qu’un soldat allemand logeait même au premier étage de notre pavillon.
Nous sommes rentrés à Paris vraisemblablement au moment de l’armistice.
Les documents que nous avons obtenus il y a quelques années et provenant du fichier familial de la Préfecture de Police de la Seine comportent :
- la fiche familiale de recensement mentionnant pour mon père : « recherché février 1941 » et « serait arrêté » ;
- un document extrait du fichier du camp de Beaune-la-Rolande mentionnant la date d’arrivée de mon père : 14 mai 1941, le motif d’internement : « en surnombre dans l’économie nationale », et la date de mutation : « 27 juin 1942 ».
Entre la date d’arrestation de mon père : 14 mai 1941, et celle de sa déportation pour Auschwitz : 27 juin 1942 (convoi n°5), j’ai le souvenir de quelques cartes de correspondance censurées, de colis que ma mère envoyait à Beaune-la-Rolande, et de cadeaux que mon père nous a fait parvenir vraisemblablement pour Noël 1941 : un manteau entièrement cousu main pour ma mère (mon père avait appris le métier de tailleur avant de venir en France et j’ai toujours connu à la maison une machine à coudre dont il se servait pour confectionner certains de nos vêtements d’enfants) et un livre illustré pour moi ; curieusement, il s’agissait d’un livre catholique pour enfants, je suppose que mon père n’avait pas eu d’autre choix ….
J’ai aussi le souvenir d’un voyage à Beaune-la-Rolande, vraisemblablement quelques semaines avant la déportation, car il faisait très chaud.
De nombreuses familles comme la nôtre avaient eu l’autorisation de venir voir leur prisonnier.
Mon père et ses camarades sont sortis du camp pour cette visite et sont restés avec nous toute la journée. Mais ils avaient été prévenus que s’ils tentaient de se sauver, leurs familles seraient arrêtées...
J’ai des souvenirs assez vagues de notre vie avec notre mère après l’arrestation de mon père. Nous n’avions pas beaucoup d’argent et je me souviens que nous allions assez souvent – avec deux ou trois familles juives de notre rue – prendre un repas chaud et gratuit dans une institution juive (je pense qu’il devait s’agir du dispensaire de la rue Amelot).
A partir de juin 1942, ma mère et moi avons porté l’étoile jaune.
Je garde précieusement en mémoire la réaction d’une petite amie de mon âge, Suzanne, avec qui je partais chaque matin à l’école. Lorsque, pour la première fois, elle m’a vue avec cette étoile elle m’a dit « Tu restes avec moi dans la cour de l’école et la première qui te dit quelque chose aura affaire à moi …. » Tout s’est bien passé à l’école et je n’ai pas eu à souffrir de remarque ou brimade quelconque."
1942 : André, Charlotte et Paulette (Arch. C. Barillet / DR).
- "A la veille de la rafle du Vel’d’Hiv,ma mère et les autres mères de famille de notre rue ont été prévenues par un voisin travaillant au Commissariat de Police du 12ème, Monsieur Souche, qu’il allait se passer quelque chose de grave pour nous.
Effectivement, dans la nuit du 16 juillet (ou peut-être au petit matin) des camions sont arrivés dans la rue (l’impasse) où nous habitions.
C’est ce bruit qui m’a réveillée, ma mère se tenait derrière les volets fermés. Les policiers ne sont pas montés dans les étages et se sont contentés d’appeler les noms des familles …
Plusieurs familles sont descendues et les camions sont repartis.
Immédiatement, ma mère nous a pris tous les trois et est descendue se réfugier chez une amie polonaise, non juive, Catherine, qui habitait à côté dans une pièce unique, sans eau et sans W.C.
Catherine travaillait toute la journée – son mari était prisonnier – et il n’était pas question que nous fassions du bruit en son absence, de peur que les voisins puissent nous dénoncer …
J’avais 9 ans, ma sœur 7 et mon frère 3….
Le lendemain matin, deux ou trois mères qui – comme la mienne – n’avaient pas répondu à l’appel de leur nom se sont retrouvées dans la rue pour se concerter, et cela juste sous la fenêtre de Catherine qui habitait au premier étage.
Sans argent, parlant mal le français, dans l’impossibilité de rester dans leurs logements et effrayées de leur désobéissance, elles ont décidé de prendre leurs enfants et d’aller volontairement se constituer prisonnières...
Elles ont appelé maman... qui n’a pas répondu, nous sauvant ainsi d’une mort certaine. J’ai retrouvé dans le Mémorial de Serge Klarsfeld les dates de déportation de ces femmes et celles de leurs enfants quelques semaines plus tard……
Mais nous ne pouvions rester cachés chez Catherine.
Celle-ci avait une cousine, en banlieue, qui a bien voulu nous prendre ma sœur et moi pendant quelques jours.
Catherine est revenue nous chercher pour nous conduire avec notre frère dans la maison d’enfants de l’U.G.I.F., rue Lamarck. Grâce aux archives du Mémorial, j’ai pu retrouver des documents indiquant la date précise de notre arrivée : 21 juillet 1942 et celle de notre départ : 7 août 1942 pour la Cité d’Orgemont.
De ce passage rue Lamarck, je n’ai que de vagues souvenirs, sauf qu’une monitrice m’a demandé si j’accepterais de partir avec mon frère et ma sœur chez une nourrice où nous serions très bien. J’ai dit oui, échappant ainsi avec Paulette et André à une rafle d’enfants rue Lamarck quelques semaines plus tard.
Le 7 août 1942, nous étions une vingtaine d’enfants juifs à partir de la rue Lamarck pour la Cité d’Orgemont.
Nous avons été « réceptionnés » au Centre de la Croix-Rouge de la Cité d’Orgemont à Argenteuil et des nourrices sont venues prendre les enfants qu’elles s’étaient engagées à accueillir.
La Cité d’Orgemont était une cité ouvrière avec beaucoup de femmes au foyer qui accueillaient traditionnellement des enfants en nourrice.
Il existait un lien particulier entre l’U.G.I.F. et ce Centre de la Croix-Rouge mais aucun document ne permet de l’identifier….
Mon frère a immédiatement été accueilli dans la famille Delcloy qui l’a gardé pendant toute la guerre.
Ma sœur et moi ne nous sommes jamais quittées.
Nous avons d’abord été accueillies par la famille Garau qui, après un mois, nous a rendues au Centre.
Nous sommes ensuite allées dans la famille Poch pendant deux mois, puis retour au Centre …
Enfin, nous sommes arrivées dans la famille Magnier où nous sommes restées jusqu’à la fin."
(Photo Arch. C. Barillet / DR).
- "Arthur, Cécile Magnier et leur fille Marcelle nous ont non seulement accueillies et hébergées mais nous ont donné toute la tendresse, l’attention et la protection dont nous n’osions même pas rêver... Nous étions vraiment comme leurs enfants…
Nous qui n’avions pas –en dehors de notre cellule familiale – connu d’autres parents, nous avons vraiment été adoptées par les grands parents, les oncles, les tantes, les cousins et cousines...
J’ai découvert, petite parisienne, les joies du jardin, du potager, des cabanes à lapins, de la balançoire, des acacias et des lilas en fleurs …
D’autres enfants juifs placés chez d’autres nourrices n’avaient pas trouvé cette qualité d’accueil et je mesurais à chaque instant la chance qui était la nôtre, d’autant plus que notre petit frère lui non plus n’était pas très choyé dans sa famille d’accueil.
A partir de notre arrivée à la Cité d’Orgemont, nous n’avons plus porté l’étoile jaune.
Nous avons été scolarisés dans les écoles : maternelle pour mon frère, primaire pour ma sœur et moi.
Je savais que je ne devais jamais dire que j’étais juive ni parler de ce qui nous était arrivé… et surtout pas de ma mère qui se cachait de son côté et qui est venue nous voir, deux ou trois fois, malgré tous les risques que cela comportait pour elle.
Et pourtant, les voisins, les enseignants, tout le monde savait qui nous étions et jamais il n’y a eu de dénonciation...
A plusieurs reprises, il y a eu des perquisitions dans certains pavillons (on recherchait des résistants).
Il y a même eu (au moins deux fois dans mes souvenirs) des alertes sérieuses et l’assistante sociale a prévenu nos nourrices qu’il serait bon de nous mettre à l’abri pour quelques jours (ou semaines …)
Une fois, nous avons été placés tous les trois dans un centre pour enfants. Je me souviens seulement que nous devions dire, si nous étions interrogés, que nous nous appelions « Torcher » au lieu de « Storch » et que nous étions nés à Saint-Omer (ville très bombardée qui n’avait plus d’archives …)
Une autre fois, ma nourrice et celle d’André sont allées voir ma mère (dont elles avaient les coordonnées et qui se cachait à Romainville chez une directrice d’école).
Cette directrice, Madame Clément, a accepté de nous recevoir tous les trois pendant quelque temps ….jusqu’à ce que le danger soit passé.
Ma mère nous a très peu parlé de tout ce qu’elle avait vécu pendant la guerre. Je sais qu’elle est restée peu de temps cachée chez Catherine, qu’elle est même remontée vivre dans notre logement. Dénoncée par une concierge habitant en face, elle n’a dû son salut qu’à sa fuite précipitée. Les policiers, en arrivant dans le logement ont compris – son petit déjeuner était encore chaud sur la table – qu’elle n’était pas loin…
Ils sont descendus et ont fouillé tous les escaliers. Maman était cachée dans le couloir de notre cave. Ils sont descendus et se sont contentés de balayer le couloir de leur lampe électrique. S’ils s’étaient avancés, ils auraient trouvé ma mère cachée dans un renfoncement.
Je crois qu’ensuite – et grâce sans doute au réseau d’organisations juives – elle est allée de cache en cache, jusqu’à son arrivée dans la famille Clément à Romainville où elle est restée jusqu’à la fin de la guerre.
Elle est passée plusieurs fois très près de l’arrestation.
Elle est venue nous voir, rue Lamarck dans la maison d’enfants de l’U.G.I.F., alors que nous n’y étions déjà plus …. et que des policiers étaient en train d’arrêter des enfants. Elle n’a dû son salut qu’à sa fuite.
Une autre fois, elle est allée voir sa sœur malade hospitalisée à l’hôpital Rothschild. A l’entrée, le concierge l’a prévenue que des policiers arrêtaient tout le monde à l’intérieur ; une fois encore, elle a pu échapper à la souricière.
Maman a toujours bravé tous les dangers pour nous suivre – même de loin – et pour faire face en cas de besoin, ce qui s’est produit lorsque nous l’avons rejointe à Romainville, dans la famille Clément.
Toutes les nourrices de la Cité d’Orgemont qui cachaient des enfants juifs recevaient, chaque mois, la somme de 500 francs par enfant. On imagine bien que ces familles ouvrières n’avaient pas les moyens de nous héberger, nous nourrir, nous vêtir et, à mon avis, en tout cas pour ma famille d’accueil, cette somme ne couvrait pas ce que nous coûtions.
Par exemple, lorsque nous trouvions du beurre au marché noir, il fallait le payer 500 francs la livre. Chaque fois que cela arrivait, ma sœur et moi en bénéficiions comme tous les autres membres de la famille. Cela était valable pour toute les produits alimentaires achetés au marché noir : pain, huile, sucre, oeufs...
De plus, nous participions à toutes les sorties : cinéma, excursions, ….et, malgré les restrictions, notre nourrice faisait des prodiges pour nous offrir des petits présents à Noël et à nos anniversaires…
La famille Magnier écoutait Radio-Londres tous les soirs et suivait sur une carte d’Europe fixée sur le mur de la salle à manger les mouvements des troupes russes sur le front de l’Est, et après le débarquement les batailles et les progrès des troupes alliées sur le front de Normandie.
Ils n’ont jamais été dupes de la propagande de Vichy, et malgré tous les risques continuaient à écouter Radio-Londres… les messages « personnels » hermétiques pour nous, mais sachant ce qu’ils recouvraient de résistance et d’espoir, en admirant le courage du général de Gaulle, l’humour de Pierre Dac et en puisant du courage dans toutes les nouvelles qui leur permettaient de savoir ce qui se passait réellement : les actes de résistance, les attentats, le débarquement…
La Cité d’Orgemont a connu quelques bombardements, comme toute la région parisienne… mais je ne me souviens pas avoir eu peur. Arthur, Cécile et Marcelle nous donnaient l’exemple d’un courage simple mais constant. Pendant les alertes, ils étaient toujours calmes et il nous arrivait de suivre les passages des avions alliés en nous réjouissant de les voir passer au travers des tirs d’obus des canons allemands.
Nous avons vécu la Libération dans une atmosphère extraordinaire de joie et de délivrance... Je me souviens des premiers camions de soldats américains descendant notre rue, du chocolat, des cigarettes et des chewing-gums que nous recevions à la volée... Je me souviens des drapeaux tricolores qui jaillissaient de partout et fleurissaient à toutes les fenêtres... Je me souviens des bals populaires improvisés et de l’allégresse générale...
Mais je me souviens aussi, hélas ! des jeunes femmes que l’on a tondues sur la place de l’église d’Epinay, et que l’on a promenées dans les rues, hagardes, avec des croix gammées peintes en noir sur leurs crânes, sous les huées et les injures, parce qu’elles étaient – soi-disant – « allées » avec des allemands...
1945 : Rifka et ses trois enfants (Arch. C. Barillet / DR).
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