Claude Lanzmann, Le lièvre de Patagonie, Gallimard.
Extrait :
- "Quand venait l’heure de nous coucher et de nous mettre en pyjama, notre père restait près de nous et nous apprenait à disposer nos vêtements dans l’ordre très exact du rhabillage. Il nous avertissait, nous savions que la cloche de la porte extérieure nous réveillerait en plein sommeil et que nous aurions à fuir, comme si la Gestapo surgissait. "Votre temps sera chronométré", disait-il, nous ne prîmes pas très longtemps la chose pour un jeu. C’était une cloche au timbre puissant et clair, actionnée par une chaîne. Et soudain, cet inoubliable carillon impérieux de l’aube, les allers-retours du battant de la cloche sur ses parois marquant sans équivoque qu’on ne sonnait pas dans l’attente polie d’une ouverture, mais pour annoncer une brutale effraction. Sursaut du réveil, l’un de nous secouait notre petite sœur lourdement endormie, nous nous vêtions dans le noir, à grande vitesse, avec des gestes de plus en plus mécanisés au fil des progrès de l’entraînement, dévalions les deux étages, sans un bruit et dans l’obscurité totale, ouvrions comme par magie la porte de la cour et foncions vers la lisière du jardin, écartions les branchages, les remettions en place après nous être glissés l’un derrière l’autre dans la protectrice anfractuosité, et attendions souffle perdu, hors d’haleine. Nous l’attendions, nous le guettions, il était lent ou rapide, cela dépendait, il faisait semblant de nous chercher et nous trouvait sans jamais faillir. À travers les branchages, nous apercevions ses bottes de SS et nous entendions sa voix angoissée de père juif : "Vous avez bougé, vous avez fait du bruit. – Non, Papa, c’est une branche qui a craqué. – Vous avez parlé, je vous ai entendus, ils vous auraient découverts." Cela continuait jusqu’à ce qu’il nous dise de sortir. Il ne jouait pas. Il jouait les SS et leurs chiens."
Philippe Sollers :
- "Un livre où il y a une bonne dizaine de livres, tous éclatants de précision, de détails parlants, de portraits inoubliables. C'est Lanzmann, avec ironie et distance, parlant de sa mère explosive et embarrassante, de son père silencieux dans la Résistance. C'est Lanzmann à 18 ans, au lycée Blaise-Pascal, à Clermont-Ferrand, transportant des armes avec l'aide du Parti communiste. Il y a là une charmante Hélène de son âge, et ils s'embrassent à n'en plus finir dans les rues pour échapper à la Gestapo (les armes sont dans la valise). C'est Lanzmann toujours plus ou moins réfractaire et clandestin dans le maquis. La narration saute d'une époque à l'autre, revient, repart, art extrême du montage, avec mémoire visuelle instantanée. C'est Lanzmann à Berlin et en Israël, faisant du planeur et apprenant à piloter. C'est Lanzmann philosophe avec ses amis d'alors, notamment Deleuze (…) Des drames, sans doute, mais aussi beau coup de générosité et de liberté. C'est Lanzmann dans l'aventure des «Temps modernes ». Et puis, bien entendu, Beauvoir, la cohabitation avec elle, l'amour, puis l'amitié et, toujours, l'admiration. Sartre et Beauvoir: «Ils m'ont aidé à penser, je leur donnais à penser.»
(…) Et c'est le voyage vers le soleil noir de la « Shoah », le film le plus antispectaculaire qu'on n'ait jamais conçu et réalisé."
(Le Nouvel Observateur, 5 mars 2009).
Image extraite de Shoah (DR).
Gilles Anquetil et François Armanet :
N. O. - "Le tournage de «Shoah», tel que vous le racontez dans votre livre, est un véritable roman d'espionnage, quand vous allez en Allemagne avec un faux passeport et une caméra cachée pour interroger les anciens nazis.
C. Lanzmann. - Je n'avais pas d'autre choix. J'ai dû ruser, inventer des stratagèmes et des pièges. C'est la première fois, dans mon livre, que je raconte tout cela. «Shoah» est à beaucoup d'égards une investigation policière, et même un western dans certaines de ses parties.
N. O. - Ce fut une traque incessante des bourreaux et des victimes pour les faire témoigner. Votre regard sur eux a-t-il changé durant ces douze ans?
C. Lanzmann. - Non, il n'a pas changé ni sur les nazis ni sur les victimes. «Shoah» n'est pas un film sur les survivants, c'est un film sur les morts. Les morts sont morts et les vivants s'effacent devant eux. C'est pourquoi j'appelle les protagonistes juifs de «Shoah» des «revenants». Parce qu'en réalité aucun d'eux n'aurait jamais dû survivre et, s'ils ont pu le faire, c'est par miracle. Je les tiens pour des héros, des saints et des martyrs. Ils s'oublient totalement, ils parlent avec une abnégation totale. Ils ne racontent pas comment ils ont survécu. Ils ne disent jamais «je», ils disent «nous». Ils sont les porte-parole des morts."
(Le Nouvel Observateur, 5 mars).
Frédéric Ferney :
- "Quant au lièvre qui est dans le titre, il ne cesse de passer par ici, de repasser par là, comme le furet de la chanson. Il y a les lièvres qui jouent sous les barbelés d'Auschwitz-Birkenau. Il y a ce "lièvre mythique" qui se jette devant ses phares, au crépuscule, à la pointe de la Patagonie, et qui lui "poignarde le coeur" en suscitant une joie étrange: "comme si nous étions vrais ensemble", dit-il. Est-cela l'incarnation?
Me plaît ce bel aveu d'un homme de quatre-vingt-quatre ans: "Je ne suis ni blasé ni fatigué du monde, cent vie, je le sais, ne me lasseraient pas".
(Blog Le Bateau Libre, 6 mars).
Anna Bitton :
- "Ce sont les Mémoires d'un homme qui a ce mot en horreur. D'un créateur halluciné qui a passé sa vie à débusquer, sonder, pénétrer l' « immémorial » -c'est lui qui le dit. D'un octogénaire à l'oeil clair hanté par la mort, « ce scandale », qui skie avec son fils de 15 ans, fait l'amour, du vélo et défie le temps : « Je n'ai pas d'âge, je ne l'éprouve pas, je suis incroyablement vivant. »
Mémoires, donc. Il fallut toute la persuasion d'Antoine Gallimard pour que Claude Lanzmann accepte de sous-titrer ainsi son livre. Le livre de sa vie. « Le lièvre de Patagonie ». Ce titre-là, il l'a choisi. Ciselé. Le lièvre, on l'aperçoit dans « Shoah », ce chef-d'oeuvre, se faufilant sous les barbelés, « infranchissables par l'homme », des camps de la mort. S'évadant. Acte fondateur de la mythologie lanzmannienne. Patagonie, parce que cela sonne bien, fantasque, libre, décalé. Parce que c'est loin, très loin d'Auschwitz... Loin des hommes... « Si j'avais la certitude de me réincarner en lièvre, je crois que j'accepterais bien mieux l'idée de mourir », nous confie-t-il. Dans ce livre de 550 pages, il n'accepte toutefois rien de tel. Il « sanctifie la vie », comme naguère les survivants, les revenants, « [s] es frères », ceux que les Allemands sélectionnaient sur la rampe et sommaient de se rhabiller parce qu'ils ne seraient pas gazés tout de suite et qui soudain « découvrent tout : les fosses, les rugissements des flammes, la cascade de cadavres enchevêtrés, bleuis, qui déferle par les portes tout à coup ouvertes de la chambre à gaz, torsades de corps qu'ils ont à dénouer et où ils reconnaissent les visages écrasés, défigurés, de leur mère, leur petite soeur, leur frère, débarqués avec eux il y a quelques heures à peine ». Ceux d'entre eux qui survivront, parce qu'ils haïssaient la mort, parce qu'il n'y a que la vie. « Mes frères », les apostrophe-t-il tendrement, alors même que de Jacques, son frère de sang, l'écrivain et parolier notoire, il ne parle guère. « On n'a pas eu la même vie, nous répliquera-t-il. De toute façon, même si on avait vécu les mêmes choses, on n'aurait pas les mêmes souvenirs. »
Mais ce livre n'est pas un recueil de souvenirs. C'est une grande oeuvre épique, déchirante et bondissante. Un envoûtant hymne à la vie. D'une pureté truculente. L'écriture danse, tressaille, frémit, fond en de voluptueux précipités. Il y a ce rien de grâce qui change tout. Cette justesse qui met le coeur au garde-à-vous."
(Le Point, 12 mars)
1985 : Shoah. Bande annonce.
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